La Poussette • Editions Buchet-Chastel | 2011

Sélection Prix Rive gauche 2011

J ’aurais aimé expliquer à mon mari ce qui s’était passé, mais j’aurais dû lui expliquer les roues de la poussette et ça c’était la chose au monde que je pouvais plus jamais raconter à personne. Une très jeune femme raconte son histoire. Avec une saine autodérision, elle essaie d’oublier (mais n’y parvient pas) l’épisode traumatique qui l’a pour toujours figée dans l’adolescence. Comment vivre après cela? Même la compagnie de Newborn, arrivé par la Poste, adorable poupon nouveau-né, taille 36, ne pourra changer la donne…

Construit autour et à cause d’une blessure que notre société préfère taire – la stérilité -, La Poussette ne cultive ni pathos ni apitoiement. Bien au contraire! La voix singulière de la narratrice donne à ce court roman un ton à la fois naïf et cruel, tendre et inconfortable.

T  out ça ne serait pas arrivé si au cours de puériculture de l’école, quatre semaines avant le brevet, la poussette ne s’était pas renversée. Ça s’est passé comme ça: la maîtresse de puériculture nous apprenait les gestes à faire avec les bébés sur son propre bébé à elle qu’elle emmenait de la maison. On voulait toutes le changer, le tripatouiller, le retourner. Pendant une pause, elle a été d’accord pour que j’aille avec la poussette et le bébé faire le tour du collège. Les autres filles, elles, préféraient aller fumer en cachette. Donc j’ai fait le tour du collège, ça longeait les remparts et les peupliers, et j’ai remonté la pente en poussant la poussette.

La cloche de la fin de la récréation sonnait, la classe devait rigoler et se demander où j’étais passée, alors je me suis dépêchée. Pile devant la porte de l’annexe, là où sont les vestiaires, ils étaient déjà vides, les roues avant de la poussette se sont prises d’un coup dans la grille qui sert à écouler la pluie. Ça a été un freinage tellement brutal que la suspension avant a lâché, l’avant avec le petit duvet est parti vers l’arrière, le bébé (il s’appelait Luca) a fait un demi-salto en l’air, il n’a même pas crié, il devait être un peu étonné, et il est tombé la nuque la première sur le béton devant la grille.

Ça m’est arrivé à moi, ça aurait pu arriver à la maîtresse de puériculture elle-même quand elle serait partie après le cours en se dépêchant de rentrer chez elle, ou la prochaine fois qu’elle serait venue à l’école et dans ce cas on n’aurait pas eu cours. Ou alors avec le poupon de caoutchouc qui pèse aussi deux kilos cinq pour faire vrai.

Il faut dire à ma décharge que c’était une poussette qui avait dû servir à plusieurs bébés, une poussette à l’ancienne, haute sur pattes, un peu usée mais encore assez élégante, je crois même qu’elle s’appelait Gloria. Si elle s’était appelée Citysport Cocoon, Loola Up Full, ou Baby Safe Sleeper, avec quatre roues tout-terrain comme elles sont aujourd’hui, tout ça ne serait pas arrivé.

Depuis, je suis devenue une experte en landaus. Je les regarde tous dans la rue, quand ils sont parqués ou quand ils se déplacent. Je peux immédiatement vous dire la marque, le prix neuf ou d’occasion, les avantages et les inconvénients de tel ou tel modèle.

J’avais quatorze ans et demi quand c’est arrivé. Pile à partir du lendemain, je n’ai plus réussi à me concentrer pendant les leçons. Je ne pouvais plus écrire un seul mot des devoirs, chaque jour c’était pire. J’ai quitté l’école. Mais comme assistante horticultrice ça allait.

C'est un cauchemar superbe, atroce. Il se déroule dans la tête d'une jeune fille simple, seule au monde, un peu dérangée, et il y a de quoi. A 14 ans, manoeuvrant une poussette qu'on lui a confiée, pressée parce qu'elle est en retard, elle a buté contre une marche et projeté le bébé sur le ciment : il en est mort. La culpabilité, l'amour, le désir d'avoir elle-même des enfants vont la torturer durant des années. Elle veut un mari, une famille, elle pense mériter le bonheur. Est-elle capable d'avoir un enfant ? Il y a en Hollande un rebouteux qui fait des merveilles. Est-elle capable d'avoir un mari ? Celui qu'elle se trouve meurt dans un accident. Il récupérait des balles au fond des trous d'eau des golfs. Voilà un conte douloureux sur le besoin de procréer, sur les enfants qu'on désire et qu'on vole. On peut penser - mais oui ! - à Cocteau : "Mère, méfiez-vous des fenêtres, des portes, des fils ensorcelés par ceux qui les emportent...

Le MondeJean Soublin