Douchinka • Éditions de l’Aire | 2008

Prix Schiller Découverte 2009

U n conte au futur proche, doux-amer, dédié à ces corps plastinés des gigantesques expositions d’Art Anatomique. Un requiem pour ces hommes, ces femmes, ces fœtus à jamais muets, exhibés sans pudeur aux attouchements et aux regards de millions de visiteurs du monde entier.

En ses temps incertains d‘après le Grand Dégel, l’Empire a sombré dans le chaos. Le Grand Embaumeur, inventeur de la plastination des corps, a engendré à sa mort une meute de disciples avides et sans scrupules. Dans un laboratoire de la Capitale, germe un projet d‘exposition mégalomane et criminelle. Aux quatre coins de l’Empire, Rada et Alexeï, Vassili et Zoïa, ne se connaissent pas. Mais ils ont en commun leur volonté de survie, leur humour et leur grand cœur. Lorsqu‘un matin d‘hiver, dans une rue boueuse de la Capitale, une vieille en colère crache contre la porte d‘un autobus, elle englue dans sa toile leurs quatre destinées.

Lorsque Rada fut certaine qu’elle ne croiserait plus ni la vieille, ni le jeune homme blond, elle quitta la Ville. Dans le sac à dos rapiécé qu’elle tenait de son père qui le tenait de son grand-père et qui avait fait la guerre, elle mit un pain noir et compact, des boîtes de hareng, un chandail rapiécé. Entre un reste de saucisson et des allumettes, elle cala sa vie d’avant. Le train de banlieue aux banquettes lacérées quitta la ville, traversa des gares sans nom. Les fenêtres du wagon fermaient mal : sur des lambeaux de rideaux, le bleu mille fois lessivé de ce que furent des coupoles d’églises, pinçait le cœur de Rada.

Elle descendit dans une bourgade dont les indicateurs, à la petite gare, avaient été arrachés. Elle traversa une place où trois églises se faisaient face. Les murs perdaient leur plâtre par plaques, les bulbes qui avaient été redorés à l’époque euphorique du Grand Dégel, étaient à nouveau rongés par l’acidité constante de l’air. Depuis longtemps, les églises ne servaient plus de lieu de liturgie. Dans tout l’Empire, des sans-abri en avaient pris possession, qui ripaillaient autour des autels, laissaient béantes les portes des iconostases et dormaient, comme dans un Moyen Âge retrouvé, sur des paillasses, dans la vermine, entre les piliers.

Des vagabonds mystiques, hirsutes, en haillons, ou même entièrement nus, étaient réapparus. Comme des insectes qui auraient flairé l’heure propice, ils avaient éclos un peu partout.

I ls sillonnaient l’immense territoire et n’ayant plus rien à perdre, ils étaient les seuls à oser vomir la vérité sur les places des villes et des villages, sur les places même de la Capitale. Lorsque la milice en attrapait un, elle l’écrasait sous ses bottes. Mais pour un fou de Dieu d’exterminé, il en éclosait immédiatement deux, ailleurs, quelque part dans le pays.

Rada suivit une route défoncée dans une campagne sans relief. Le soir tombait. Dans un champ de terre noire elle crut voir, à perte de vue, une multitude de choux montés en graine. Elle fit trois pas dans la glaise pour se servir. Les choux, à cet instant, s’envolèrent, nuée de hérons dont Rada venait de troubler le repos migrateur. Elle fut distraite un instant de sa peine de voir voler des choux. Elle arriva à la datcha vers la nuit. Trois vieillardes survivaient dans le village abandonné. Trois recluses qui ne se parlaient pas, qui ne se parlaient plus. Rada elle, parlait à chacune d’elle et chacune lui parlait. Elle leur portait de la Ville des petites choses rares : un morceau de calbassa, une banane trop mûre, un médicament périmé qui valait toujours mieux que rien. Dans sa cabane sans carreaux, au bord du large fleuve, Rada pouvait réfléchir. Le trou dans le plancher, jouet préféré des courants d’air, était depuis toujours son puits à conseils.

La première chose que fit Rada, fut de se déshabiller sur la berge du large fleuve. Elle entra nue dans l’eau froide. Le fleuve coulait en silence.

Un bateau de touristes passa au fil du courant. Des mains s’agitèrent. Rada, ses petits seins nus et transis, ses cheveux blancs de mousse de savon, les regarda s’éloigner. Elle resta longtemps dans l’eau jusqu’aux épaules. Elle regardait couler l’eau terreuse. Elle revoyait ces hommes et ces femmes, plus misérables qu’elle, ces ventre-creux qui vendaient leur âme pour une gorgée d’ alcool, fut-ce de l’Eau de Cologne, ces affamés qui pour un os à soupe vendaient leur âme au plus offrant. Pour peu qu’ils soient futés, ils réussissaient même à la vendre plusieurs fois, tant les officines avaient proliféré dans la Ville. Pour ces âmes-là, Rada ne s’en faisait pas trop. Elle connaissait la saine roublardise de ces gens nés comme les chats, dotés non pas d’une, mais de sept, dix, vingt âmes de rechange, de quoi tenir bon une vie de mille-pattes rampant. Ces âmes-là étaient cotées au plus bas. Mais les traqueurs d’âmes les collectionnaient comme ils collectionnaient les miles des compagnies aériennes.

Car une superstition chic et très en vogue voulait qu’un surplus d’âmes racheta quiconque en ressentait le besoin des péchés commis au jour le jour. Chaque politicien, chaque homme d’affaires, le moindre mafieux de quartier avait ainsi son chasseur d’âmes attitré. Et tous ces chasseurs, courant les salles de vente, se livraient entre eux une guerre sans merci. Surtout lorsque l’âme d’une fillette vierge était mise à la criée.

Au bord du large fleuve, les journées passèrent. Les baies dans la forêt se firent rares. Des champignons, particulièrement dodus depuis que les centrales nucléaires étaient à l’abandon, couvrirent les sous-bois.

Rada, ma joyeuse, s’inquiéta un jour l’une des paysannes édentée, propriétaire d’une squelettique vache, t’en vas-tu passer l’hiver avec nous ? La nuit, Rada restait les yeux ouverts. Elle se repassait comme un film délicieux les images d’une nuque penchée et de son duvet blond, elle sentait le verre tiède d’une vitrine sous sa paume, la pression des lèvres d’un jeune garçon, elle respirait l’odeur enfumée de sa peau. Pour ne plus y penser elle frotta au vinaigre l’unique carreau de sa fenêtre.